Activités de recherches antérieures
Dans les années 1990, l’Argentine devient la nouvelle destination de la migration africaine (B.Traoré, 2006; B. Zubrzycki y S.Agnelli, 2009; R.Minveille, 2018). Cet enjeu sociétal nous a mené à élaborer une construction théorique du monde des réfugiés dans le cadre de la soutenance d’un mémoire en Argentine (M. Labonia, 2002). Le problème scientifique abordé a été le rapport entre le réfugié et le processus de représentation sociale de son identité. Nos études prenaient leur source de réflexion dans le phénomène du déplacement forcé. Cette notion recouvre d’ailleurs plusieurs catégories ( M.Labonia, 2006) parmi lesquelles nous trouvons celles des réfugiés et celle des déplacés. Ce sont précisément ces catégories qui ont fait l’objet de deux recherches antérieures. Ainsi, nous avons entrepris la première recherche en Argentine (2000-2002) et la seconde en France (2003-2011).
Les méthodologies utilisées ont donc coïncidé avec une recherche initiale où nous avons privilégié l’étude des réfugiés, puis par le biais de la recherche française, nous avons étudié des déplacés qui étaient de retour dans leur milieu originel (Casamance, Sénégal). Le choix d’étudier les déplacés était motivé par la volonté de confronter notre conception du réfugié, acquise à Buenos Aires, à celle des réfugiés joola en général, et plus particulièrement à celle des déplacés joola-kujamaat de retour effectif dans leur village. En effet, le premier contact avec des réfugiés joola a eu lieu au sein du H.C.R 1 à Buenos Aires dont nous avons obtenus des financements. Lors de ces rencontres et derrière leurs histoires de vie, nous nous sommes aperçus, bien que les réfugiés et nous-mêmes soyons loin de leurs villages, que nous pouvions imaginer leur vie au village et la situation conflictuelle dont ils étaient issus. Contrairement à nous, les joola connaissaient leurs villages.
En dépit de ces difficultés rencontrées, nous avons utilisé cette différence, autrement dit, ce décalage d’espace et de temps, pour construire l’univers du sujet réfugié, construction faite par nous tous, très loin du pays d’origine et de manière fragmentaire. C’est pour nous rapprocher de la réalité du réfugié joola, et plus particulièrement du déplacé, que nous avons adopté la stratégie de réaliser un travail de terrain prolongé en Casamance où nous avons abordé l’étude du retour des déplacés et des réfugiés. Si aujourd’hui notre intérêt porte notamment sur les déplacés, c’est parce que nous voulons d’une part mettre en question nos représentations sur le déplacement apparues lors de notre première recherche et d’autre part, comparer nos conceptions sur l’univers des déplacés aux situations réelles de déplacement et de retour.
Une autre difficulté rencontrée relative à la connaissance a été celle du caractère embryonnaire de l’étude des réfugiés dans le domaine anthropologique, elle nous a conduite à aborder le phénomène des réfugiés à partir de différents niveaux d’analyse, tels que : l’esthétique comparée, l’analyse du discours et les méthodes ethnographiques. Nous avons ainsi juxtaposé des disciplines hétérogènes et des domaines d’études particuliers 2, tout en rejoignant les centres d'intérêt de l’anthropologie des mondes contemporains (M. Augé, 1994).
Notre mémoire a eu un impact dans l’inauguration d’une production scientifique autour de la migration africaine en Argentine (C. Courtis y M. I. Pacceca, 2007 ; P. Reiter, 2010 ; G. Kleidermacher, 2012). Nonobstant, l’approche
choisie pour étudier les réfugiés diffère sensiblement de celle adoptée pour l’étude des déplacés. Dans cette
dernière recherche, nous avons réuni des disciplines telles que l’anthropologie religieuse, l’anthropologie politique
et l’anthropologie des déplacements. Nous venons d’évoquer la différence d’objet d’étude, d’approche, ainsi que
le contexte géographique du travail de terrain concernant les deux recherches. Le choix de l’utilisation du
décalage spatio-temporel dans un premier temps (en Argentine) et du travail de proximité dans un second temps
(au Sénégal) surgit face au questionnement suivant : qui sont les acteurs de la déterritorialisation ?
C’est le concept de déterritorialisation (G. Deleuze & F. Guattari, 1980) entendu comme un processus de décontextualisation-réactualisation des relations sociales qui nous a permis de saisir le retour des déplacés et des réfugiés sous l’angle de la reconstruction villageoise, de la réappropriation de l’espace et du rétablissement
de l’ordre.
Nous avons ainsi examiné l’institution de la royauté de Kerouhey (Guinée-Bissau) en tant que régime monocratique. Ce régime réunit des groupes de villages bissau-guinéens et sénégalais d’origine historique plus
ou moins commune. C’est le roi (ayi) qui est à la tête de ce territoire en tant que gardien de la puissance suprahumaine royale (batyn
këyëku). Les gouvernés (kurambë) appartiennent à des segments de lignages royaux.
Nous avons caractérisé
les pouvoirs de cette monocratie en les limitant, d’un côté par les kurambë et de l’autre, par une assemblée de notables (kulangaka). Quant aux kurambë, l’accord des conseillers (jirembeyï) est généralement nécessaire pour toute décision politique importante. Nous voulons approfondir cette institution où l’assemblée de notables
intervient autant dans l’élection et la reconnaissance du gardien de la puissance suprahumaine royale jiremb que dans sa destitution. Cette puissance est invoquée pour obtenir une bonne récolte, faire tomber la pluie ou sortir
d’une situation de violence. D’ailleurs, un autre type d’assemblée, l’assemblée villageoise doit être consultée par le gardien de jiremb (arambeu) devant tout problème d’intérêt public.
Cette institution qui est présente dans les deux pays n’est pas affectée de la même manière par le conflit, puisque c’est au Sénégal que le conflit a commencé et reste le plus prégnant. Face à la destruction des puissances
suprahumaines et la migration forcée, la royauté a joué un rôle fondamental dans la reconstruction matérielle et morale des villages endommagés. À Youtou (Sénégal) où nous avons réalisé notre travail de terrain pendant huit mois, nous avons constaté au sein de l’organisation politique – religieuse : la nomination d’un nouvel arambeu en
2002 (excluant l’intronisation et l’interrègne prolongé) et l’absence de sanctions sociales envers les actes
meurtriers et vandaliques perpétrés par les villageois.
Cette recherche a essayé de répondre à deux questions. Tout d’abord, il s’agissait d’élucider comment Youtou, à
travers sa structure politico-religieuse marquée par l’exil et la mort de son arambeu, répond à la crise provoquée
par le conflit. Ensuite, l’enjeu a été de savoir comment les ONG et l’État sénégalais cherchent à s’appuyer sur
cette structure politico-religieuse et sur la méthode de résolution des conflits en finançant des sacrifices des coqs,
boucs et taureaux pour la restauration des puissances suprahumaines comme jiremb. Ces sacrifices doivent
favoriser la paix et le retour des déplacés.
En premier lieu, nous avons présenté le conflit casamançais à partir d’une analyse de la phase finale de ce
conflit. Nous avons élaboré notre propre classification à partir des données de terrain en Basse-Casamance
pendant 2005 et 2007. Nous avons ainsi effectué une coupure chronologique (1995-2005). En deuxième lieu,
nous nous sommes focalisés sur la riposte d’une politique d’instauration de l’ordre social à Youtou. Cela nous a
permis, dans un premier temps, d’analyser le rapport entre le déplacement forcé et la réorganisation sociale à
partir des cas des déplacés/retournés internes et retournés spontanés, et dans un deuxième temps de dévoiler la
relation entre le processus de construction sociale de la paix et l’appropriation locale de ce processus au sein
d’une société traditionnelle.
Notre approche empirique a vérifié le postulat de départ : la restauration de la royauté sacrée à Youtou a contribué à rétablir la paix. Cette situation a été le fruit du travail d’une pluralité d’acteurs prenant appui sur une
culture traditionnelle à laquelle une nouvelle vitalité a été rendue. Un premier constat s’impose : nous avons pu
observer le caractère historique de la société traditionnelle joola-ajamaat. D’une part, notre analyse a privilégié la
recherche de la stabilité, notamment dans le domaine de la tradition. Enfin, nous avons retenu certains processus
qui peuvent introduire du changement. C’est pourquoi les actions de rétablissement, de maintien et de
consolidation de la paix effectuées par le gouvernement, les O.N.G. et la société civile ont été au cœur de notre
analyse. Nous avons examiné l’incidence de ces actions sur la gestion locale de la paix et des conflits. Quelles
ont été les incidences directes et indirectes de ces actions sur l’équilibre du pouvoir politique, économique et
social dans la région visée ? Le programme de pacification introduit par World Education a donné un nouveau sens aux modalités locales de gestion des conflits.
On en a l’illustration avec la diffusion des valeurs promues par des organisations et institutions occidentales comme celle du pardon, de la réconciliation et de la paix, notamment par les activités de sensibilisation pour la paix. Ces mesures préventives ont réduit la tension. L’articulation entre les valeurs occidentales et les valeurs autochtones ont constitué la trame du recours au pouvoir royal comme processus de pacification. Ces valeurs et ces croyances ont mobilisé l’action des acteurs de ce processus. Les démarches non- violentes soutenues par les ONG ont permis de prendre conscience de l’action interindividuelle sur la paix. Le processus de pacification a été encouragé à Youtou pour rétablir la confiance et la coopération entre la population par le dialogue. Cependant, la paix a été aussi le résultat des efforts accomplis par le gouvernement pour reconstruire les infrastructures sociales et les institutions. Le gouvernement a contribué à promouvoir la démocratie qui garantit le respect de tous les droits de l’homme, ainsi que le respect de l’identité culturelle.
La gestion pour la paix et le retour des déplacés et des réfugiés n’a pas déstabilisé la société joola-ajamaat dans
la mesure où ils n’ont pas remis en question la structure établie du pouvoir politique local. Ce modèle conçoit la
paix comme la capacité plurielle des divers acteurs à gérer les conflits. Il a contribué à la participation des
collectivités aux processus politiques démocratiques. Il a suscité un sentiment de communauté inclusif plutôt
qu’exclusif, notamment grâce à la reconnaissance de l’espace de participation collective résumé dans la figure du
roi.
Travaux sur le terrain
Le retour des déplacés aurait pu provoquer des conflits au sein du village mais grâce à l'attitude de pardon adoptée par le nouvel arambeu (prêtre), les tensions latentes ont été désamorcées. En contestant les valeurs traditionnelles ou les structures d’autorité traditionnelle, la nomination de l’arambeu, aurait pu entraîner un conflit politique régional. Néanmoins, le pouvoir politique ajamaat a été renforcé par la réactivation de l’institution royale. Parallèlement à cette dynamique récurrente de rétablissement de la royauté à partir de l’intronisation de Sibilimbay -ayi d’Oussouye- en 2000 (J. Tomàs : 2001) et de la nomination de l’arambeu de Youtou en 2002, la pacification du conflit a été induite en partie par l’arrivée au pouvoir du Parti démocratique sénégalais (PDS) en 2000, la signature d’un accord de paix en 2004 et la présence de l'U.S.A.I.D 3 . La gestion communautaire de retour des déplacés et de nomination de l’arambeu a affecté et recréée les représentations de la paix et des conflits. La pertinence du modèle de pacification élaboré à Youtou réside dans son étendue géographique (Sénégal-Guinée-Bissau) et dans son innovation culturelle. Le fait que l'arambeu a été nommé hors de la procédure traditionnelle prouve la capacité des institutions à accepter des adaptations importantes à un nouveau
contexte alors même qu’il s’agissait de restaurer un modèle politique traditionnel. Nous touchons là un nouvel enseignement fondamental de notre enquête dont nous voulons évoquer des éléments essentiels. Il y a tout d’abord ‘imbrication réussie d’un modèle traditionnel dans un corps politique plus vaste, aussi bien sur le plan national que sur le plan international ; il y a surtout l’existence d’une société ayant à sa tête un roi, donc une figure référentielle centrale, et disposant d’un corps politique complexe composé aussi bien des jirembeyi (prêtres
proches du roi) que des représentants du roi dans les villages. L’itinéraire du nouvel ayi au moment de son
intronisation peut s’interpréter, d’un point de vue politique, comme une tournée royale au cours de laquelle le système politique est aussi bien perpétué (la royauté persiste) que renouvelé. Les faits infirment donc totalement une conception de la société joola-ajamaat comme acéphale qui représente pourtant l’horizon d’un certain nombre de chercheurs (L.-V. Thomas, 1959 ; J. Girard, 1969 ; O. Linares, 1985 ; O. Journet, 1993).
Nous affirmons même que le succès de la restauration d’une institution politique polyvalente – instrument de résistance et factrice de pacification – prouve que la société que nous avons étudiée ne peut se concevoir sans
un système qui découle de sa cosmologie et qui exprime aussi bien les finalités du monde joola-ajamaat qu’un
ordre idéal : la royauté sacrée est donc envisageable aussi bien comme un outil politique que comme la clef de
voûte d’une représentation du monde. Cette évolution de nos recherches nous a conduit à une remise en cause
d’un certain nombre de conceptions qui ont encore cours en anthropologie : les modèles coloniaux ou
postcoloniaux doivent céder la place à des investigations plus complexes. Cela suppose que l’on passe de la
confrontation d’un monde particulier avec des modèles occidentaux qui ne sont pas exempts de buts politiques à
la quête méthodique de systèmes propres à ce monde qu’il faut interpréter et dont il convient de restituer la logique. Youtou est, vu sous cet angle, un cas d’école. Notre recherche ne peut pas se départir totalement d’aspects politiques, dans la mesure où elle contribue à permettre aux peuples d’Afrique d’inventer – ou de réinventer – leurs propres modèles de gouvernement ; son propos principal a été de décrire la reconstruction
d’une société civique et de ses cultes.
Que faut-il retenir de Youtou ? Une démarche, tout d’abord : le choix consensuel d’un processus de pacification.
L’articulation, ensuite, entre un complexe politique,«péri-étatique» traditionnel, les ONG et l’État. La volonté,
enfin, d’adapter un système traditionnel à une situation contemporaine profondément modifiée : la royauté n’est
pas une simple répétition du passé. Tous ces éléments et résultats nous paraissent à même d’inspirer des cadres
d’action pour de futures entreprises de restauration de la paix.
Toujours sur la même lancée, notre projet de recherche actuel insiste sur l’enjeu de la patrimonialisation d’une cérémonie initiatique masculine en tant que démarche étatique de pacification. Nous analyserons cette
cérémonie du fait que sa grande étendue géographique et son caractère cyclique et obligatoire, la positionnent
comme une instance incontournable de récréation de l’identité joola. Nous aurons ainsi l’occasion d’articuler la
portée d’une pratique ancienne dans un contexte contemporain imprégné par le conflit casamançais où divers
acteurs prennent part.